Lorenzaccio - Acte III - Scène 7

Chez les Strozzi.

LES QUARANTE STROZZI, à souper.

Philippe.

Mes enfants, mettons-nous à table.

Les convives.

Pourquoi reste-t-il deux sièges vides ?

Philippe.

Pierre et Thomas sont en prison.

Les convives.

Pourquoi ?

Philippe.

Parce que Salviati a insulté ma fille, que voilà, à la foire de Montolivet, publiquement, et devant son frère Léon. Pierre et Thomas ont tué Salviati, et Alexandre de Médicis les a fait arrêter pour venger la mort de son ruffian.

Les convives.

Meurent les Médicis !

Philippe.

J’ai rassemblé ma famille pour lui raconter mes chagrins, et la prier de me secourir. Soupons et sortons ensuite l’épée à la main, pour redemander mes deux fils, si vous avez du cœur.

Les convives.

C’est dit ; nous voulons bien.

Philippe.

Il est temps que cela finisse, voyez-vous ; on nous tuerait nos enfants et on déshonorerait nos filles. Il est temps que Florence apprenne à ces bâtards ce que c’est que le droit de vie et de mort. Les Huit n’ont pas le droit de condamner mes enfants ; et moi, je n’y survivrais pas, voyez-vous !

Les convives.

N’aie pas peur, Philippe, nous sommes là.

Philippe.

Je suis le chef de la famille : comment souffrirais-je qu’on m’insultât ? Nous sommes tout autant que les Médicis, les Ruccellai tout autant, les Aldobrandini et vingt autres. Pourquoi ceux-là pourraient-ils faire égorger nos enfants plutôt que nous les leurs ? Qu’on allume un tonneau de poudre dans les caves de la citadelle, et voilà la garnison allemande en déroute. Que reste-t-il à ces Médicis ? Là est leur force ; hors de là, ils ne sont rien. Sommes-nous des hommes ? Est-ce à dire qu’on abattra d’un coup de hache les nobles familles de Florence, et qu’on arrachera de la terre natale des racines aussi vieilles qu’elle ? C’est par nous qu’on commence, c’est à nous de tenir ferme ; notre premier cri d’alarme, comme le coup de sifflet de l’oiseleur, va rabattre sur Florence une armée tout entière d’aigles chassés du nid ; ils ne sont pas loin ; ils tournoient autour de la ville, les yeux fixés sur ses clochers. Nous y planterons le drapeau noir de la peste ; ils accourront à ce signal de mort. Ce sont les couleurs de la colère céleste. Ce soir, allons d’abord délivrer nos fils ; demain nous irons tous ensemble, l’épée nue, à la porte de toutes les grandes familles ; il y a à Florence quatre-vingts palais, et de chacun d’eux sortira une troupe pareille à la nôtre quand la liberté y frappera.

Les convives.

Vive la liberté !

Philippe.

Je prends Dieu à témoin que c’est la violence qui me force à tirer l’épée ; que je suis resté durant soixante ans bon et paisible citoyen ; que je n’ai jamais fait de mal à qui que ce soit au monde, et que la moitié de ma fortune a été employée à secourir les malheureux.

Les convives.

C’est vrai.

Philippe.

C’est une juste vengeance qui me pousse à la révolte, et je me fais rebelle parce que Dieu m’a fait père. Je ne suis poussé par aucun motif d’ambition, ni d’intérêt, ni d’orgueil. Ma cause est loyale, honorable et sacrée. Emplissez vos coupes et levez-vous. Notre vengeance est une hostie que nous pouvons briser sans crainte et nous partager devant Dieu. Je bois à la mort des Médicis !

Les convives, se levant et buvant.

À la mort des Médicis !

Louise, posant son verre.

Ah ! je vais mourir.

Philippe.

Qu’as-tu, ma fille, mon enfant bien-aimée ? qu’as-tu, mon Dieu ? que t’arrive-t-il ? Mon Dieu, mon Dieu ! comme tu pâlis ! Parle, qu’as-tu ? parle à ton père. Au secours ! au secours ! un médecin ! Vite, vite, il n’est plus temps.

Louise.

Je vais mourir, je vais mourir.

Elle meurt.

Philippe.

Elle s’en va, mes amis, elle s’en va ! Un médecin ! ma fille est empoisonnée !

Il tombe à genoux près de Louise.

Un convive.

Coupez son corset ! faites-lui boire de l’eau tiède ; si c’est du poison, il faut de l’eau tiède.

Les domestiques accourent.

Un autre convive.

Frappez-lui dans les mains ; ouvrez les fenêtres et frappez-lui dans les mains.

Un autre.

Ce n’est peut-être qu’un étourdissement ; elle aura bu avec trop de précipitation.

Un autre.

Pauvre enfant ! comme ses traits sont calmes ! Elle ne peut pas être morte ainsi tout d’un coup.

Philippe.

Mon enfant ! es-tu morte, es-tu morte, Louise, ma fille bien-aimée ?

Le premier convive.

Voilà le médecin qui accourt.

Un médecin entre.

Le second convive.

Dépêchez-vous, monsieur ; dites-nous si c’est du poison.

Philippe.

C’est un étourdissement, n’est-ce pas ?

Le médecin.

Pauvre jeune fille ! elle est morte.

Un profond silence règne dans la salle ; Philippe est toujours à genoux auprès de Louise et lui tient les mains.

Un des convives.

C’est du poison des Médicis. Ne laissons pas Philippe dans l’état où il est. Cette immobilité est effrayante.

Un autre.

Je suis sûr de ne pas me tromper. Il y avait autour de la table un domestique qui a appartenu à la femme de Salviati.

Un autre.

C’est lui qui a fait le coup, sans aucun doute. Sortons, et arrêtons-le.

Ils sortent.

Le premier convive.

Philippe ne veut pas répondre à ce qu’on lui dit ; il est frappé de la foudre.

Un autre.

C’est horrible ! C’est un meurtre inouï !

Un autre.

Cela crie vengeance au ciel ; sortons, et allons égorger Alexandre.

Un autre.

Oui, sortons ; mort à Alexandre ! C’est lui qui a tout ordonné. Insensés que nous sommes ! ce n’est pas d’hier que date sa haine contre nous. Nous agissons trop tard.

Un autre.

Salviati n’en voulait pas à cette pauvre Louise pour son propre compte ; c’est pour le duc qu’il travaillait. Allons, partons, quand on devrait nous tuer jusqu’au dernier.

Philippe se lève.

Mes amis, vous enterrerez ma pauvre fille, n’est-ce pas,

Il met son manteau.


dans mon jardin, derrière les figuiers ? Adieu, mes bons amis ; adieu, portez-vous bien.

Un convive.

Où vas-tu, Philippe ?

Philippe.

J’en ai assez, voyez-vous ! j’en ai autant que j’en puis porter. J’ai mes deux fils en prison, et voilà ma fille morte. J’en ai assez, je m’en vais d’ici.

Un convive.

Tu t’en vas ? tu t’en vas sans vengeance ?

Philippe.

Oui, oui. Ensevelissez seulement ma pauvre fille, mais ne l’enterrez pas ; c’est à moi de l’enterrer ; je le ferai à ma façon, chez de pauvres moines que je connais et qui viendront la chercher demain. À quoi sert-il de la regarder ? elle est morte ; ainsi cela est inutile. Adieu, mes amis, rentrez chez vous ; portez-vous bien.

Un convive.

Ne le laissez pas sortir, il a perdu la raison.

Un autre.

Quelle horreur ! je me sens prêt à m’évanouir dans cette salle.

Il sort.

Philippe.

Ne me faites pas violence ; ne m’enfermez pas dans une chambre où est le cadavre de ma fille ; laissez-moi m’en aller.

Un convive.

Venge-toi, Philippe, laisse-nous te venger. Que ta Louise soit notre Lucrèce ! Nous ferons boire à Alexandre le reste de son verre.

Un autre.

La nouvelle Lucrèce ! Nous allons jurer sur son corps de mourir pour la liberté ! Rentre chez toi, Philippe, pense à ton pays. Ne rétracte pas tes paroles.

Philippe.

Liberté, vengeance, voyez-vous, tout cela est beau ; j’ai deux fils en prison, et voilà ma fille morte. Si je reste ici, tout va mourir autour de moi. L’important, c’est que je m’en aille, et que vous vous teniez tranquilles. Quand ma porte et mes fenêtres seront fermées, on ne pensera plus aux Strozzi. Si elles restent ouvertes, je m’en vais vous voir tomber tous les uns après les autres. Je suis vieux, voyez-vous, il est temps que je ferme ma boutique. Adieu, mes amis, restez tranquilles ; si je n’y suis plus, on ne vous fera rien. Je m’en vais de ce pas à Venise.

Un convive.

Il fait un orage épouvantable ; reste ici cette nuit.

Philippe.

N’enterrez pas ma pauvre enfant ; mes vieux moines viendront demain, et ils l’emporteront. Dieu de justice ! Dieu de justice ! que t’ai-je fait ?

Il sort en courant.

FIN DE L’ACTE TROISIÈME.

Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.fr
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